samedi 15 juin 2013

Pourquoi Medef et CGPME n'aiment ni les pigeons ni les poussins


DECRYPTAGE Le succès de ces mouvements spontanés d'entrepreneurs indépendants peut-il mettre à mal les deux grandes organisations patronales?
"Nous sommes fiers de nos actions et nous les assumons. Nous ne rentrons pas dans ce genre de polémique", déclare-t-on du côté du Medef où l’on est un peu gêné aux entournures lorsque la question de la montée en puissance des "pigeons" et des poussins" est abordée. (Sipa)
"Nous sommes fiers de nos actions et nous les assumons. Nous ne rentrons pas dans ce genre de polémique", déclare-t-on du côté du Medef où l’on est un peu gêné aux entournures lorsque la question de la montée en puissance des "pigeons" et des poussins" est abordée. (Sipa)
"Le Medef ne représente que les rentiers du CAC 40", "la CGPME, c’est trop politique, il n’y a pas de positionnement clair et impossible d’avoir un interlocuteur", "le système de représentation patronal est archaïque", "Il y a un grand décalage entre la direction de ces organisations et leur base "… On pourrait croire ces anathèmes lancés par des militants d’extrême-gauche ou des altermondialistes. Elles sont pourtant le fait de cofondateurs et porte-paroles des "pigeons", "autruches", "poussins", "moineaux" – ces mouvements spontanés d’entrepreneurs qui n’ont cessé d’éclore ces derniers mois – dont les avis sont sans ambages dès lors que la CGPME, le Medef, et la question de la représentativité patronale en France, sont évoqués. Ce qui révèle une véritable fracture entre ces différents types d’entrepreneuriat et de patronat.
"C’est assez explicable si l'on analyse l'évolution de la structure actuelle du patronat et le porte-à-faux représentatif dans lequel se trouvent certains secteurs de l'économie", analyse Michel Offerlé, auteur du livre "Les patrons des patrons. Histoire du Medef" et qui enseigne la sociologie politique à l’ENS. "Par exemple, dans la galaxie du numérique, certains nouveaux entrepreneurs préfèrent s'organiser par le biais d'associations souples et non par une adhésion à une fédération adhérente aux grosses confédérations (Medef ou CGPME) qui leur paraissent à la fois trop préoccupées par le social (gestion de la convention collective) et trop dominées par des patrons chenus et installés, dirigeant souvent des entreprises de taille importante."
Selon lui, "Le mot d'ordre "MEDEF=CAC 40" peut marcher dans ces milieux, même si la réalité de la composition du Medef est beaucoup plus complexe. Quant à la CGPME et l'UPA elles renvoient une image de la TPE-PME qui apparaît à ces entrepreneurs ne pas correspondre à la représentation qu'ils ont de leurs propres entreprises décrites plus souvent comme des "start-up" ou des entreprises innovantes."
"Le Medef est peint comme arc-bouté sur une vision et une stratégie "cégétistes""
Une critique qui porte jusqu’à la manière dont négocient ces grandes organisations patronales. "Certains porte-paroles des "pigeons" ont pu ainsi comparer leur action à celle de la CFDT : on négocie et on fait des compromis, alors que le Medef est peint par eux comme arc-bouté sur une vision et une stratégie qu'ils qualifient de "cégétiste"...", remarque Michel Offerlé.
L’âge est également un facteur d’éloignement et d’incompréhension entre ces organisations. "Ces entrepreneurs diffèrent aussi des caciques du syndicalisme patronal par leur jeunesse. La moyenne d'âge des porte-parole des "pigeons" de l'automne est très inférieure à celle des dirigeants du Medef et a fortiori de ceux de la CGPME qui font figure de retraités", estime le professeur de l’ENS.
Résultat : ces entrepreneurs court-circuitent les formes traditionnelles de représentation patronale et n’hésitent plus à créer leur propre mouvement pour faire entendre leurs voix. Des mouvements spontanés, impulsifs – le mouvement des pigeons a été lancé par quelques personnes le 28 septembre et s’est officiellement terminé un petit mois plus tard – au fonctionnement très horizontal, permis par le 2.0 et les réseaux sociaux, à l’instar aussi bien des "Indignés" que des "Anonymous".
"Ils peuvent se passer des organisations traditionnelles car ils sont plus diplômés que la moyenne des "petits patrons", ils ont accès à des moyens de communication souples et efficaces (mais qui pourraient se révéler éphémères) et bénéficient d'une attention de la part des journalistes, et peuvent être relayés par certains hommes politiques, à droite mais aussi chez les socialistes", constate Michel Offerlé.
Adrien Sergent, l’un des porte-paroles et cofondateurs des "poussins", ne dit pas autre chose. Pour lui, si certains de ces mouvements sont efficaces, c'est parce qu’ils sont tout simplement dans l’air du temps. "Avec Facebook, Twitter, tous les citoyens et tous les entrepreneurs ont la possibilité de mettre en avant des causes qui les préoccupent et de mobiliser des gens d’accord avec eux." Selon lui, "Les gens ne veulent plus simplement être adhérents d’une grosse structure et laissés complètement les commandes à des tiers. Aujourd’hui, ils souhaitent plus de "participatif", ils veulent être pleinement acteurs."
Une tendance qui n’en est qu’à son commencement ?
D’autant plus que ces mouvements, s’ils n’ont pas tous vocation à perdurer, semblent en train de faire leur nid dans le débat public, s’il l’on considère le tohu-bohu fait par les"poussins", plusieurs mois après les "pigeons". "Il y a 10.000 espèces d'oiseaux environ dans le monde, sans compter les sous-espèces, donc la liste n'est pas close même si le procédé risque à terme de s'épuiser", analyse pince-sans-rire Michel Offerlé.
Mais comment doit-on appréhender ce type d’action collective parallèle aux organisations patronales plus traditionnelles ? "Cela peut être mis en rapport avec les coordinations syndicales – constituées le plus souvent par des militants politisés – qui ont exprimé de la défiance à l'égard des organisations syndicales (de salariés ou d'étudiants) telles que la CGT ou la CFDT. Cela a particulièrement été le cas dans les années 1980 et au début des années 1990 (avec la grève des cheminots ou celle des infirmières où on a par exemple beaucoup entendu parlé de Nicole Benevise). Cela n'a pas supprimé les centrales syndicales mais leur légitimité en a été affectée."
Pour François Hurel, président de l’Union des auto-entrepreneurs (UAE), il n’y pourtant pas de loup. "Si les gens qui constituent ces mouvements ont un tel ressenti, alors tant mieux s’ils l’expriment. Il n’y a ni "guéguerre" ni compétitions ni problème de représentation entre nos organisations. Nous défendons nos opinions en parallèle", argue-t-il, "C’est comme si on disait qu’il ne fallait qu’un seul titre de presse. De toute façon, ce sont des mouvements impulsifs, et on ne peut pas empêcher la spontanéité."
"Pour eux, c’est du marketing, un effet d’aubaine"
Mais ce syndicat est récent – il n’a été lancé qu’en avril 2009 à la suite de la création du statut d’auto-entrepreneurs e France – et ne fait donc partie du cercle très fermé, des syndicats "historiques", constitué par le Medef, la CGPME et l’UPA. Ces derniers, s’ils ne sont pas concernés par la loi de 2008 concernant la représentativité syndicale, ont cependant été reconnus par les pouvoirs publics comme représentatifs. Ce qui signifie qu’ils sont les seuls syndicats patronaux à pouvoir siéger dans des organismes paritaires interprofessionnels ou tripartites et à signer des accords collectifs nationaux.
Une position qu’ils n’ont pas envie de se voir contester de près ou de loin. Le ton est ainsi plus crispé à la CGPME. "La majorité de leurs revendications sont les mêmes que les nôtres. Et un mouvement comme celui des "pigeons" a quand même permis de porter le débat, sur la taxation des plus-values de cession des entreprises, sur la place publique ce qui est positif. Il ne faut donc pas jeter le bébé avec l’eau du bain", commente Jean-François Roubaud, le président de l’organisation syndicale qui précise que les "moutons" ont été ouvertement soutenus par celle-ci.
"Dans cette bagarre, ce sont les individus qui ont pris le lead. Si j’étais un syndicat, je me ferais beaucoup de soucis", grince Carlos Diaz, l’un des fers de lance des "pigeons" dans un passage du livre "Générations Pigeons". Mais pour Jean-François Roubaud, ces mouvements ne marchent pas sur les plates-bandes de la CGPME. "Ce n’est pas une lutte des anciens contre les modernes. Avec les "pigeons", nous avons travaillé main dans la main sur les propositions que nous avons faites à Bercy. Alors, c’est vrai qu’ils ont lancé le mouvement deux jours avant nous. Mais nous étions également sur le coup. Simplement, la CGPME représente beaucoup d’'entrepreneurs et d’entreprises et on ne peut pas mobiliser toutes nos troupes sur un coup de tête", argumente-t-il.
"Par ailleurs, si nous avons 550.000 adhérents, c’est que nous les défendons décemment. D’ailleurs, depuis septembre dernier et l’actions des "pigeons", nos demandes d’adhésions sont plutôt à la hausse. Ce qui prouve que ces mouvements n’impactent pas la CGPME", poursuit-il.
Comment son organisation réagit-elle aux feux nourris de critiques émises par les porte-paroles de ces mouvements ? "Ils sont à chaque fois moins de 10 personnes à la tête de ces organisations. C’est donc plus simple d’être réactif. Après, j’ai l’impression que certains entrepreneurs font surtout ça pour se faire connaitre, peut-être d’ailleurs qu’ils souhaitent obtenir un poste à la CGPME ou au Medef. Mais c’est du marketing, un effet d’aubaine pour eux. Se faire un coup de "pub", ce n'est pas ce qu'il y a de plus difficile, moi aussi, je peux le faire. Et après ?... Cela débouche sur quoi de concret?", assène le président de la CGMPE. "C’est facile de dire : "il faut faire comme ça", mais négocier à l’échelle d’un pays, c’est complexe, cela demande de la réflexion et cela prend du temps si on veut obtenir de vrais résultats. Ces organisations ne seront de toute façon pas pérennes dans le temps", pronostique-t-il.
Medef, Bercy : circulez, y a rien à voir
Au Medef, on botte rapidement en touche. "Nous sommes fiers de nos actions et nous les assumons. Nous ne rentrons pas dans ce genre de polémique", déclare-t-on du côté de l’organisation syndicale où l’on est un peu gêné aux entournures lorsque ces questions sont abordées. Avenue Bosquet, on préfère rappeler que l’organisation soutient les auto-entrepreneurs et que la présidente Laurence Parisot – critiquée pour ne pas avoir mesuré assez vite l’ampleur que prenait la fronde des "pigeons" en octobre dernier – a cosigné un appel lancé par une quinzaine d’associations professionnelles, et que Jean-David Chamboredon, l'un des porte-paroles et cofondateurs des "pigeons", a également paraphé…
Ce que ce dernier regrette presque aujourd’hui. "Ça a dilué notre revendication, car les "pigeons", ce n’étaient pas des grands patrons. Aujourd’hui, si c’était à refaire, je ne suis pas sûr que je signerais à nouveau".
A Bercy, que ce soit au ministère de l’Economie et des Finances ou à celui de l’’Artisanat du Commerce et du Tourisme – dont la ministre Sylvia Pinel a annoncé mercredi 12 juin qu'elle maintenait son projet de réforme concernant le statut des auto-entrepreneurs – personne ne s’est précipitée pour répondre aux questions de Challenges.fr en dépit de multiples sollicitations. Sans doute, les pouvoirs publics ne savent-ils guère comment se positionner face à ces interlocuteurs d’un genre nouveau.
S’adapter ou disparaitre ?
"Les effets de ces mobilisations sont doubles: ils concernent les pouvoirs publics qui découvrent les pétitions numériques beaucoup plus véloces et médiatisées que les traditionnels communiqués ou les pétitions manuelles. Et les organisations traditionnelles du patronat qui peinent à prendre en compte dans leur mode de gouvernement des formes nouvelles de lien associatif: référence à la démocratie participative, usage des nouvelles technologies comme outil de débat (et pas seulement de diffusion d'information). Mais les conséquences de tout cela sont encore difficiles à mesurer", ponctue Michel Offerlé.
"Le monde change, changeons notre syndicalisme", proclamait la CFDT dans les années 1980. Un slogan que devront sans doute faire leur les organisations patronales traditionnelles dans les années à venir si elles ne veulent pas se faire déborder par ces mouvements d’entrepreneurs spontanés, 2.0 et décomplexés, qui n’ont décidément aucun respect pour les anciens.
Nicolas Richaud.

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